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Cameroun-Immeuble Ekang : Enjeux d’un investissement

Après quarante ans de pouvoir et au pouvoir, une des tournures prises au Cameroun par les luttes de succession à Paul Biya est un raidissement identitaire. Quelques morceaux choisis des regroupements tribaux au sens de projets politiques protecteurs des intérêts des uns et des autres sont la république des Grass Fields, la Fédération Ekang, l’Ambazonie et la demande de regrouper les Bassas sur un même territoire. Après l’échec du centralisme politique au Cameroun, échec consacré par la guerre civile au NOSO, c’est le (dé)centralisme politique, forme parmi tant d’autres du « Fédéralisme Communautaire » de Cabral Libii, qui a pignon sur rue auprès de nombreuses mouvances tribalo-politiques camerounaises. Plusieurs raisons sont avancées pour justifier de telles orientations même si tous ces projets politiques sont basés sur ce que j’appelle « le mythe des communautés magiques ». C’est-à-dire des communautés jugées capables, d’après les promoteurs de tels projets, de régler tous les problèmes internes et externes de l’Etat unitaire camerounais en oubliant que lesdites communautés n’ont aucune prise sur les dynamiques exogènes qui affaiblissent les Etats africains et y aggravent les conséquences de la mal gouvernance interne. La république des Grass Field estime qu’elle est le seul espace politique capable d’internaliser « l’excellence bamilékée » afin de la protéger de « la médiocrité parasitaire » des autres groupes ethniques camerounais. Les « Ambazoniens » misent sur leur culture anglo-saxonne et les richesses de leur sol et sous-sol pour faire la différence et se construire un meilleur destin que celui vécu jusqu’ici au sein de la république du Cameroun. La Fédération Ekang est pour ses promoteurs l’unique cap politique capable de permettre au centre, au sud et l’est du Cameroun de jouir de toutes leurs richesses (eaux, forêts, cacao, café, or, terres, diamant, fer…) dont bénéficient les autres régions camerounaises alors que le groupe Ekang et ses terres sont à la traîne du développement dans tous les domaines depuis 1960. Par cette fédération, certains Ekangs qui ne sont rien ou sont lésés à cause des élites prédatrices du « pays organisateur » dont parlait Charles Ateba Eyene, escomptent aussi devenir quelque chose en gérant eux-mêmes leurs territoires et leurs richesses. Il apparait, lorsqu’on examine les raisons des uns et des autres, que la dynamique de fond de tous ces groupes tribalo-politiques est une perte de consistance de la nation camerounaise en lieu et place de l’érection « du chacun chez soi » comme nouvel horizon politique salvateur des siens de tous les autres Camerounais. C’est dans ce contexte qu’apparait un édifice en pleine capitale politique du Cameroun : l’immeuble EKANG. Est-ce un investissement culturel ? Est-ce un marketing identitaire ou alors un blanchiment tribal d’une mafia politico-économique ? Les lignes qui suivent essaient de répondre à ces questions.

  • UN INVESTISSEMENT CULTUREL ?

Dans un Cameroun où plusieurs accusent les Ekangs d’être des nuls au pouvoir depuis quarante ans, des buveurs « d’odontol », des amateurs de « matango » et d’invétérés ambianceurs et vendeurs de terrains aux Bamilékés devenus maîtres en terres Ekang, le surgissement d’un immeuble Ekang à Yaoundé peut flatter à la fois l’égo et l’orgueil de ceux des Camerounais qui appartiennent à ce grand groupe. Cet immeuble sonne, pour plusieurs d’entre eux, comme une façon de reprendre possession de leur territoire, de le marquer et de le désigner par le nom de leurs ancêtres dont les cimetières et les esprits gisent dans les fondations historiques de la capitale politique du Cameroun.

 

Pour plusieurs ressortissants du centre, du sud et de l’est du pays, cet immeuble sort les Ekangs de la honte d’autant plus élevée que foyers et immeubles estampillés de références allogènes pullulent dans la ville de Yaoundé. L’immeuble Ekang est donc, pour cette façon de voir, un investissement culturel qui fait date. Il est à marquer d’une pierre blanche dans le processus de la renaissance culturelle et d’affirmation de la puissance de « l’Ekang way of life » qui ne peut et ne doit laisser la ville de Yaoundé aux mains des autres sachant que cette ville est un pôle de pouvoir, de développement et d’industrialisation du Cameroun. Face aux récents évènements de Dikolo-Bali où la ville de Douala avance et balaie les traditions puis les communautés préurbaines, ne pas disparaître comme communauté et culture exige certainement que les populations autochtones puissent reproduire leur culture grâce à des artéfacts modernes dans l’architecture de la ville afin d’assurer le mariage entre tradition et modernité. Douala est le village de certains Camerounais autant que Yaoundé. Le défi ici est celui de sauver des référents du village, c’est-à-dire de la culture traditionnelle malgré l’avancée de la ville sachant que, comme l’insinua Paul Biya lors de la dernière visite de Macron au Cameroun, le village est le lieu des siens, de ses racines, de la retraite, du repos ou de notre enterrement. Cette vision des choses se défend dans un Cameroun de plus en plus pris entre les tirs croisés des projets tribaux hégémoniques et les offensives transnationales du grand capital international.

Permettez-moi tout de même de signaler deux réserves en guise de bémol sur le rôle de l’immeuble Ekang comme investissement culturel capable d’endiguer ces dynamiques phagocytaires des communautés (pré)nationales et de leurs cultures.

D’abord, l’immeuble Ekang peut être le chant du cygne d’une culture Ekang si mal en point qu’elle se contente désormais du mot Ekang apposé sur une architecture moderne qui n’a rien d’Ekang dans sa conception, son objectif professionnel, ses matériaux et son fonctionnement.

Ensuite, l’immeuble Ekang est-il le résultat d’un investissement culturel Ekang ? On peut approcher un investissement culturel comme un investissement qui a pour ambition de mettre en lumière une culture particulière tout en s’adossant sur celle-ci pour y tirer sa force, son rayonnement et sa puissance d’action. Dans cette acception, l’immeuble Ekang n’entre pas dans cette catégorie. Un investissement Ekang serait un investissement qui promeut les langues, les mythes, les épopées, les pratiques culturelles et les mœurs ékangs à travers des musées, des bibliothèques, des théâtres, des orchestres, des architectures, des écoles, des radios, des télévisons, des films, des produits, des entreprises des supers marchés, des organisations et des activités sportives qui perpétuent l’âme culturelle de ce grand groupe. Autant de choses que le seul mot Ekang apposé sur un immeuble ne peut assurer. Tout est donc ouvert : soit cet immeuble est le chant du cygne de la culture Ekang, soit il est la fondation de sa renaissance via des artéfacts modernes comme supports de perpétuation et de transmission de la culture Ekang.

  • UN MARKETING IDENTITAIRE ?

Le marketing identitaire ou ethnique est de plus en plus prégnant en économie. C’est un des grands paradoxes d’une mondialisation qui semblait consacrer le règne d’une offre et d’une demande impersonnelles. C’est que l’identitaire et l’ethnique ont le vent en poupe dans le domaine de l’habillement, de la consommation, de la production, de l’organisation et de la politique. Autant une forme de démocratie se caractérise par l’inscription de son identité sur l’espace public, autant des tribus se forment sur Facebook, sur la question écologique, les droits des femmes, les droits des LGBTQ, les droits des enfants, les droits des animaux ou encore la défense des territoires en mettant chaque fois en avant des référents identitaires. De nombreuses parts de marché dépendent aujourd’hui des offres et des demandes identitaires.

En conséquence, l’immeuble Ekang, officiellement propriété privée d’un homme d’affaire camerounais, est aussi une pratique de marketing identitaire tant au sens d’inscrire son identité sur l’espace public que d’utiliser le mot Ekang comme label qui capte une part de marché non négligeable au Cameroun (sud, est et centre) et en Afrique centrale (Cameroun, Gabon, Guinée Equatoriale…). Les travaux de John Maynard Keynes et ceux d’autres économistes comportementaux contemporains montrent que les marchés ne sont pas neutres par rapport aux identités, aux territoires et aux histoires desdits territoires. Tous ces paramètres influencent l’offre et la demande et jouent un rôle central dans les décisions des producteurs et des consommateurs. Cela fait de l’immeuble Ekang un produit de marketing identitaire dans les domaines des médias, de la finance et désormais de l’immobilier où intervient le groupe l’Anecdote. L’immeuble Fokou à Yaoundé, les Trump Tower à New York, ou, dans une moindre mesure, le magasin « Obala exotique boutique » situé au 18ème arrondissement de Paris, utilisent la dynamique économique du marketing identitaire.

Cependant, dans la mesure où le mot Ekang n’est pas une propriété privée mais un bien commun ou collectif au groupe Ekang au sens d’acteur collectif multinational, il peut se poser la question de savoir si utiliser le mot Ekang comme label dans des investissements privés est autorisé étant donné que le mot Ekang est un patrimoine inaliénable des peuples Ekangs à travers l’Afrique. Si le terme Ekang est un bien commun des Ekangs au sens de label peut-on le capitaliser pour des affaires privées ? D’où la question de savoir si un investissement privé sous le label Ekang ne doit au préalable recevoir l’autorisation et l’onction des peuples Ekang pour utiliser leur dénomination comme label. Pour le moment, le mot Ekang est apposé sur un bâtiment qui n’a rien d’Ekang ni son architecture, ni son mobilier, ni son design, ni sa conception, ni ses activités. Plusieurs Ekangs, du moins au Cameroun, pensent qu’il suffit d’être généalogiquement Ekang pour être de culture Ekang autant que ses œuvres. C’est une fausse croyance car un Bamiléké peut être Ekang autant que ses œuvres s’il adopte la culture Ekang.

  • BLANCHIMENT D’UNE MAFIA POLITICO-ECONOMIQUE ?

En dehors des footballeurs et autres artistes camerounais richissimes grâce à leur art, il est difficile de rencontrer un homme d’affaire camerounais devenu milliardaire sans le concours de l’Etat et des fonds publics sous formes de soutien, de malversations ou de commande publique. Le capitalisme camerounais a donc plus de points communs avec le capitalisme russe ayant fait naître des oligarques en faisant main basse sur les biens de l’URSS, qu’avec le capitalisme classique basé sur une méthode rigoureuse de gestion du compte capital, des opérations boursières, une culture et une psychologie d’accumulation où le travail et le renoncement à la jouissance de la vie sont à la base de la réussite économique. Ce qu’on peut reconnaître aux oligarques camerounais est leur habileté à tirer profit d’un Etat néo-patrimonial pour s’enrichir. Savoir comment tourner l’Etat néo-patrimonial en bourrique pour réussir ses affaires est donc une caractéristique de l’esprit d’entreprise dans le capitalisme camerounais. Il n’y a donc pas que le marketing économique identitaire dont je parlais tantôt qui compte, mais aussi le marketing politique des investissements.

En effet, les Ekangs comme peuples, territoires et cultures sont aussi une part de marché politique. Ils représentent un poids politico-électoral qui joue un rôle majeur dans le système politique camerounais où le clientélisme tribal est un argument décisif dans les négociations, les sanctions judicaires, leur levée et la gestion néo-patrimoniale de l’Etat. Une richesse privée d’un homme d’affaire camerounais étant quelque part toujours une richesse publique parce que liée à la chose publique détournée de son usage classique, l’immeuble Ekang devient un investissement politique qui fait des Ekangs et de ce qu’ils représentent à la fois les garants d’une richesse individuelle et l’assurance tout risque des investissements privés où l’Etat peut toujours surgir négativement en cas de dégradation de ses rapports avec l’homme d’affaire. Le peuple Ekang et le label Ekang ne constituent pas seulement un poids politique qui protège l’homme d’affaire. Ils sont aussi une « machine à laver » qui assure le blanchiment tribal de fonds. C’est-à-dire un moteur de collectivisation du risque d’expropriation des retombées financières et économiques de l’investissement à partir de fonds aux origines douteuses alors qu’il y a une jouissance privée desdits investissements.

Dans cette conjecture, les Ekangs viennent, malgré eux, sanctifier une mafia politico-économique dont ils ne jouissent d’aucun fruit mais en supportent le risque éventuel sous forme d’opprobre jeté sur eux au cas où l’origine des fonds serait douteuse. Cela ne va pas sans conséquences sur ce que sont les Ekangs. Ce sont, mythologiquement, des nobles, des seigneurs, des aristocrates, des hommes et des femmes dignes et excellents incompatibles avec les activités de malversations politiques et économiques. D’où la question cruciale pour les Ekangs de savoir qui, au sein de l’élite Ekang, sont les propriétaires de cet immeuble ? Cet immeuble n’est-il pas une façon habile, pour certains, de sortir de la critique des élites prévaricatrices du pays organisateur en mouillant le bas peuple du pays organisateur dans de la magouille politico-économique ?

  • NATION, FONCIER ET POUVOIR

L’immeuble Ekang représente l’argent, le foncier, le pouvoir et une certaine idée de la nation camerounaise. S’agissant de la nation, les projets politiques identitaires qui fleurissent çà et là au Cameroun ne peuvent avoir du sens que si l’Etat camerounais est debout car c’est sa bonne santé qui peut les rendre possibles et viables. L’Etat du Cameroun est la force qi nous tient ensemble et le projet républicain la chance de tous.

Le côté positif à ces projets ethno-tribaux tient au fait qu’une concurrence monopolistique peut naître entre différents groupes tribaux, chacun s’évertuant à être excellent dans l’exaltation de son identité et de sa culture dans une sorte de mouvement national d’émulation qui enrichit le pays de sa diversité culturelle.

Leur côté dangereux et négatif est le potentiel destructeur de la nation camerounaise qu’ils peuvent porter en devenant des armes de destruction massive de la citoyenneté camerounaise pour des citoyenneté ethno tribales. Laquelle de ces deux orientations est celle de l’immeuble Ekang ? concurrence monopolistique enrichissante ou replis identitaires meurtriers et destructeurs de l’Etat ?

L’Immeuble Ekang c’est aussi un instrument au service d’un combat pour le pouvoir au sein des Ekangs et au niveau national. Il n’y a pas longtemps que les Ekangs furent traités de paresseux, de malhonnêtes, de sournois, de cyniques et de méchants par le propriétaire officiel de cet immeuble. Cela a entraîné une guerre d’éléphants entre lui et le délégué général à la sureté nationale Martin Mbarga Nguellé. Il a fallu l’intervention des chefs traditionnels Ekangs pour calmer le jeu. D’où la question de savoir si l’immeuble Ekang n’est moins l’exaltation des Ekangs et de leur culture que la continuité de la lutte de pouvoir entre éléphants Ekangs soucieux chacun d’être « l’Ekang des Ekangs », le seul maître à bord.

L’immeuble Ekang c’est aussi l’autre nom de la problématique du foncier dans nos grande villes. L’économiste Dieudonné Essomba ne se cache pas lorsqu’il affirme que ceux qui maîtrisent Yaoundé sont ceux qui maîtrisent le lieu des institutions du pouvoir exécutif c’est-à-dire Étoudi. Le foncier, sa maîtrise et sa mise en valeur jouent un rôle fondamental tant dans la répartition du pouvoir politique et économique dans l’histoire du monde que dans la stratification d’une société en classes sociales. En Angleterre par exemple, les positions sociales et économiques des uns et des autres aujourd’hui dépendent beaucoup du fait que les pauvres, les paysans et les petits éleveurs ont été chassés de leurs terres par l’aristocratie capitaliste au 18ème siècle. Au Cameroun nous avons, à travers l’immeuble Ekang, une figure architecturale qui incarne ceux qui, demain, auront le pouvoir politique et économique du Cameroun grâce à leur acquisition, investissements et implantations d’aujourd’hui. Les populations de Dikilo-Bali, de l’est du pays ou de la vallée du Ntem doivent donc se battre pour leurs terres car la terre c’est le pouvoir pour eux et leurs enfants dans le Cameroun d’aujourd’hui et de demain où d’autres citoyens doivent aussi avoir droit au chapitre en dehors des oligarques camerounais.

Thierry Amougou, Economiste, Pr. UCL, Belgique. Dernier ouvrage publié : Pandémisme ou les tremblements de l’anthropocène. Esquisse d’une société pandémique moderne, Academia, 2022.

https://www.cultura.com/p-pandemisme-ou-les-tremblements-de-l-anthropocene-esquisse-d-une-societe-pandemique-moderne-prefa-9782806106759.html